l'Humeur du temps 2

Publié le par Lézin Denis

La Tyrannie du "Moi, je"
Un livre CHOC de Jean Sévillia par Fabrice Madouas

Thierry est satisfait. En treize ans, il n'a travaillé que 31 mois. Le reste du temps, ce chômeur professionnel a vécu d'allocations accordées par l'État. Plutôt bien d'ailleurs : il roule en Alfa Romeo. « Pourquoi culpabiliser, sourit-il, je me suis contenté de suivre la législation française à la lettre ! »
C'est une anecdote, parmi bien d'autres, rapportée par Jean Sévillia, journaliste, historien et désormais sociologue, dans son livre, Moralement correct. Un cas extrême, mais révélateur du climat de notre temps. Thierry n'a pas seulement perdu le sens du travail : il n'a plus celui de l'intérêt général. Il est vrai que rares ont été nos gouvernants à le posséder depuis trente ans. Le tableau que brosse Jean Sévillia est celui d'une société sans repère, où les familles sont décomposées, où la drogue et la violence font chaque jour des victimes, où l'on n'enseigne plus aux enfants ni la politesse, ni le respect de leurs aînés, ni la fierté d'être français. Une société qui n'aurait plus de règles ni de morale commune. Car c'est cela, la nouveauté. Il y a toujours eu des individus au comportement déréglé, mais chaque génération transmettait à la suivante (et inculquait aux étrangers) des valeurs que chacun devait accepter pour s'insérer dans la société. Ce n'est plus le cas : nulle morale commune n'est plus admise, chacun ayant la prétention de vivre heureux en suivant seulement ses humeurs. La rupture est intervenue dans les années 1960.

« En 1960, on pense que chaque individu a une dette envers la société. En 1970,on se dit que c'est à la société d'apporter quelque chose à l'individu », résume Jean Sévillia. La gauche a précédé le mouvement, la droite a suivi. « De cette convergence est née, au cours des années 1990, ce que l'on a baptisé le libéralisme libertaire ». C'est cela,le "moralement correct" : la morale saisie par le politiquement correct. Voulons-nous continuer ainsi ? On ne sort pas indemne de cette lecture : Sévillia nous met au pied du mur.

Extraits :
Tous en jean-baskets
Effacement de l'autorité dans la famille, reflux de l'autorité à l'école. Cette double carence exerçant ses effets dans la vie quotidienne, de plus en plus de Français paraissent n'avoir pas été élevés. N'idéalisons rien : Socrate se plaignait déjà que les jeunes gens ne sachent pas se tenir à table. Les règles de politesse ont toujours évolué, mais ce n'était pas seulement chez les bourgeois, naguère, qu'on apprenait aux enfants à bien se tenir, à être assis droit, et à ne pas parler sans y avoir été invités. Moins formalistes dans les familles populaires, les conventions poursuivaient le même objectif : marquer le rapport hiérarchique distinguant les générations. (…)

À regarder l'évolution actuelle, ces usages semblent dater de Mathusalem. L'idéologie, là encore, a joué son rôle : une certaine critique de gauche s'est employée à démolir les bonnes manières, parce qu'elles auraient été un instrument de domination des classes supérieures. Mais les bouleversements de la société ne sont pas innocents. Avec leur progéniture, pères-copains et mères-copines ont instauré une relation égalitaire. La libération des mœurs a évacué la galanterie. La scolarisation précoce, le travail des femmes, les fratries restreintes, la dissociation des couples et la civilisation des loisirs ont amené les enfants à être socialisés hors de la famille : à l'école, au club de sport, dans la rue, devant la télévision ou l'ordinateur. Sont-ce des lieux ou des outils d'éducation ? La politesse se veut une langue commune. Une société où triomphe l'individualisme-roi produit l'antithèse : l'affirmation de soi, sans souci des autres. "Moi, je". L'invasion du téléphone portable en fournit l'exemple le plus caricatural. Cet objet abolit toutes les barrières : où que l'on soit, à quelque heure qu'il soit, il devient loisible de joindre n'importe qui, en faisant profiter de sa conversation (et de sa vie professionnelle ou privée) des voisins de train ou de bureau qui n'en peuvent mais. Mille indices manifestent la dissolution de la civilité. Disparition de l'étiquette, généralisation du tutoiement, allure décontractée en toutes circonstances (la cravate aux orties, tous en jean-baskets). Un seul désir : ne pas être contraint. Les marchands s'adaptent. L'Association pour la valorisation de l'innovation dans l'ameublement incite les fabricants à proposer des fauteuils, des canapés et les lits pour la "génération vautrée". « Cette génération, expose un de ses responsables, ne s'assied pas, elle s'effondre, puis se laisse dégouliner à l'oblique du dossier. Le vautré reste sourd au principe parental du "Tiens-toi droit". »
"Bonjour" et "merci" deviennent des mots rares. Se lever pour céder sa place dans le métro ou le bus est un réflexe qui n'a plus cours. La ponctualité paraît facultative : près de la moitié des jeunes, selon un sondage, estiment qu'il n'est pas grave d'arriver en retard à un rendez-vous. La régularité au travail ne semble plus obligatoire. « Certaines jeunes recrues, constate un DRH, ont une conception élastique des horaires. Ils viennent travailler comme bon leur semble, ou interrompent un stage ou une formation quand ils le veulent. »

Le totalitarisme sexuel
Alternativement insidieux ou agressif, une sorte de totalitarisme sexuel s'installe. Le sexe devient la condition sine qua non de l'épanouissement et du bonheur. « Au début des années 1970, commente Jean-Claude Guillebaud, Jean Guitton redoutait que la vie occidentale ne devînt une "immense corvée de plaisir". On y vit un radotage de vieux chrétien. Trente ans après, cette inquiétude n'est plus si ridicule. »
(…) Sur l'ensemble des programmes de télévision accessibles en France, près de cent films pornos sont visibles chaque mois. Trois chaînes du câble et du satellite s'en font une spécialité : XXL, Private Gold et Pink TV. Selon le président de cette dernière, ces programmes font « partie de la culture gay ». À l'occasion du lancement de Pink TV, en 2004, le Tout-Paris se bousculait au palais de Chaillot.
Si ce marché prospère, c'est qu'il rencontre un public. Les films pornos de Canal Plus seraient enregistrés par près de sept millions de personnes chaque année ; la chaîne XXL compte plus d'un million d'abonnés ; un million et demi de vidéos pornos sont vendues tous les ans ; plus du quart des cassettes ou DVD en location sont des films pornos, genre représentant la moitié du chiffre d'affaires des distributeurs automatiques ; 80 % des connexions sur Internet aboutiraient à un site X.
Ces chiffres sont atterrants. Sachant qu'un enfant sur dix possède un téléviseur dans sa chambre et que huit sur dix pianotent sur l'ordinateur sans que leurs parents contrôlent quoi que ce soit, on comprend ces autres statistiques, encore plus affolantes : selon Michela Marzano, une chercheuse du CNRS qui se consacre à l'étude de la pornographie, un enfant sur deux, dès l'âge de 11 ans, aurait déjà vu un film X !
En juillet 2002, le président du CSA, Dominique Baudis, invite l'ensemble des chaînes à bannir les films pornographiques au nom de la protection de la jeunesse. Il s'ensuit un bras de fer législatif et médiatique entre les partisans et les adversaires de cette proposition, dénoncée comme un "retour de l'ordre moral".
En novembre de la même année est publié un rapport commandé à l'historienne Blandine Kriegel. Sous sa direction, trente-six personnalités ont travaillé sur toutes les formes de violence à la télévision, y compris pornographiques. « Lorsqu'une personne est exposée à la violence télévisuelle, affirme le rapport, les effets physiologiques immédiats sont de même nature que si cette personne était exposée à une situation de violence réelle. » Et d'insister : « La réduction de l'humain à sa seule dimension sexuelle, le fait d'être réduit à la seule dimension de la sexualité, est une atrophie et une forme de violence. » Dès la publication de ces conclusions, c'est un tir de barrage. « La censure se profile sur le petit écran », titre Libération. L'Association des réalisateurs producteurs s'inquiète des « graves conséquences que pourrait avoir sur la liberté d'expression le rapport Kriegel ».
Beaucoup de bruit pour rien. À part la demande d'un système de double cryptage, le groupe de travail présidé par Blandine Kriegel n'a jamais réclamé de mettre la pornographie hors la loi. « La solution que nous avons trouvée met le porno dans le domaine du toléré », se félicite Jean Baubérot, directeur de l'École pratique des hautes études. « Si la moindre censure avait été préconisée, j'aurais quitté la commission », précise Hervé Chabalier, producteur du Journal du hard sur Canal Plus. Une tolérance dont le rapport final porte la marque : « Aucune mesure liberticide, y lit-on, ne doit être prise contre la liberté de création et de communication entre adultes, et c'est pourquoi la commission n'a pas souhaité interdire les spectacles violents ou pornographiques. » Le rapport Kriegel sera enterré. Dans une société où il reste interdit d'interdire, le porno n'a rien à craindre.

Le patriotisme, valeur oubliée
« Apprendre ce texte par cœur relève du dressage », s'emporte un instituteur. C'est de la Marseillaise qu'il parle. En 2005, la loi Fillon a prévu que l'hymne national soit enseigné dès le CP. Craignant que les paroles guerrières du chant républicain ne choquent les élèves, les enseignants sont réticents. « À l'école, explique un maître, on a déjà préparé un projet musical autour de chants solidaires, citoyens, avec des morceaux comme Lili de Pierre Perret. La Marseillaise, je suis presque sûr qu'elle n'y sera pas. » Parmi les plus de 50 ans, huit Français sur dix déclarent entretenir un rapport passionnel avec la Marseillaise, contre la moitié des moins de 30 ans. Et les enfants ? Réponse de Marius, élève de CM 2 : « Ça peut servir. Par exemple, si je veux devenir footballeur. » Alors que le patriotisme n'est pas au goût du jour, son succédané s'affirme dans les stades : drapeaux tricolores, visages fardés en bleu-blanc-rouge. En 2005, l'échec de la candidature de Paris pour les jeux Olympiques de 2012 est vécu comme un traumatisme collectif. En 1998, les Bleus gagnent la Coupe du monde de football : le moral des Français est au zénith. En 2006, ils perdent : leur moral est en berne. La fierté française s'est-elle réfugiée dans le ballon rond ?
Dans toutes les enquêtes, le patriotisme figure loin derrière les droits de l'homme ou le sens de la justice parmi les valeurs primordiales. Spécialement chez les jeunes. (…) En 1961 encore, une instruction ministérielle précisait que l'éducation civique à l'école devait préparer les citoyens au "sacrifice suprême pour la patrie". Le basculement, une fois de plus, s'est effectué à la charnière des années 1960 et 1970 : dans un contexte d'abandon des valeurs traditionnelles, l'amour de la patrie a été rangé au rayon des archaïsmes, et remplacé par la référence universelle des droits de l'homme. En 2004, le ministère de l'Éducation nationale publie un livre intitulé Qu'apprend-on à l'école élémentaire ? Dans un ouvrage comptant 351 pages et 87 000 mots, le terme "nation", éventuellement sous sa forme d'adjectif, n'apparaît que dix fois. À l'école primaire, le programme d'éducation civique couvre les sujets suivants : « Participer pleinement à la vie de son école ; être citoyen dans sa commune ; s'intégrer à l'Europe, découvrir la francophonie, s'ouvrir au monde, être citoyen en France. »
(…) L'époque n'apprend plus le patriotisme, mais la citoyenneté. Une citoyenneté désincarnée, comme si la France n'était qu'un lieu de hasard, et non plus une terre à laquelle on est lié parce qu'on y est né ou qu'on y a été accueilli. Étymologiquement, la patrie, c'est le pays du père ; la nation, un groupe constitué par la naissance. Des mots et des concepts qui se sont effacés du vocabulaire politique. À patrie ou nation, on préfère société ou pays, termes plus neutres. L'amour de la France – de la France en tant que telle – devient suspect, comme s'il prédisposait à la xénophobie. Au vrai, il s'agit de former des citoyens vivant en France, mais qui pourraient habiter ailleurs : des citoyens du monde, unis par le contrat moral des droits de l'homme.

Une morale commune
Fondateur de l'école laïque, l'anticlérical Jules Ferry estimait que les instituteurs devaient enseigner « la bonne, l'antique morale humaine, la vieille morale de nos pères ». Il pouvait le dire parce que cette proposition reposait sur un héritage implicite : la morale des hussards noirs de la République, c'était celle des Dix commandements. Amputée de la référence à Dieu, c'était la morale naturelle que l'Église avait toujours prêchée au peuple français. Au-delà de la querelle de la laïcité, la convergence entre la morale chrétienne et la morale républicaine formera, un siècle durant, la charpente mentale des Français.
Depuis les années 1970, ce consensus s'est volatilisé. À l'heure de l'individualisme roi, le concept de morale commune a été récusé comme attentatoire à la liberté de chacun ; à l'heure du multiculturalisme, il a été rejeté comme contraire au droit à la différence. Résultat, d'innombrables cultures et d'innombrables morales cohabitent désormais sur le sol français. Dès lors, la question du bien et du mal est évacuée, nul ne se risquant à souligner que personne ne s'accorde sur leur définition. Mais une collectivité peut-elle se dispenser de savoir ce que sont le bien et le mal ? Sans un code objectif de bonne conduite, sans normes acceptées par tous, sans règles indiscutées, chacun est abandonné à son libre arbitre, personnel ou communautaire. Au sens propre, c'est l'anarchie.
Pour beaucoup de chrétiens, c'est un choc. Formés dans l'idée qu'il n'y avait pas de contradiction entre leur foi et l'humanisme laïc, ils entrevoient brusquement, parce que les références de la société se sont modifiées, un abîme entre leurs convictions et les valeurs dominantes. Bien peu sont préparés à affronter l'hostilité qui en résulte pour eux.
Ce qui est légal est-il nécessairement moral ? Notre temps refuse de fonder la morale sur un principe supérieur à l'humanité : non à une loi morale qui prime la loi civile, répliquait déjà Jacques Chirac à Jean-Paul II. Or, les développements de la recherche scientifique, par exemple en matière de clonage thérapeutique, conduisent à des expériences amenant à trier et à détruire des embryons humains, ce qui est inacceptable pour les catholiques. Exprimer leurs réserves sur le sujet, cependant, leur est à peine permis : quand cela survient à l'occasion du Téléthon, l'affaire tourne au scandale. Les chrétiens sont autorisés à exprimer leur foi, mais à condition de ne perturber personne.
Dès avant l'ère chrétienne, Antigone ne rappelait-elle pas à Créon l'existence de lois non écrites pouvant être opposées au pouvoir quand il se fait tyran ? Benoît XVI qualifie la négation de la transcendance de dictature du relativisme : si rien n'est sacré, tout se vaut. Or, un monde exclusivement profane, parce qu'il est vide de sens, ampute la société d'une dimension indispensable à l'homme, faisant de lui une proie facile pour le dieu de l'époque : l'argent.
 Nous sommes à la recherche d'une raison d'être collective. Nous ne la retrouverons pas sans un code de valeurs commun : quand la morale devient subjective, le lien social se dissout. Fabrice Madouas

Publié dans réflexion

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